INTRODUCTION Stéphane Bonzani :
Cet événement organisé par l’UMR Ressources vise à croiser différentes perspectives (chercheurs, praticiens, artistes, architectes, etc.) autour d’une même question, afin d’enrichir le projet scientifique de l’UMR, qui porte sur la notion de marges.
Le thème abordé ici est celui du « déprojet ». L’idée est de questionner la place centrale du projet en architecture. Traditionnellement associé à la capacité d’anticipation et d’amélioration du monde, le projet est mis en cause à l’ère de l’anthropocène. Dans un contexte où la notion de progrès est en crise, celle de projet pourrait l’être aussi.
L’objectif de cette rencontre est donc de remettre en question le projet, d’en explorer les limites et d’imaginer des alternatives. Trois intervenants, Xavier, Siméon et Noël, vont successivement présenter leurs réflexions sur ce sujet.
Xavier Bucchianeri
Il travaille une thèse sous la direction de Stéphane Bonzani, en collaboration avec Frédérique Aït-Touati, chercheuse au CNRS et membre du laboratoire du CRAL à l’EHESS. Son sujet porte précisément sur la thématique du projet.
Le concept de « déprojet » interroge la manière dont l’architecture peut s’adapter à la crise environnementale en abandonnant des infrastructures devenues insoutenables. Contrairement à un contre-projet ou à une résistance à un projet, le déprojet est une démarche proactive visant à transformer notre rapport au bâti et aux infrastructures. Il ne s’agit pas simplement de déconstruire, mais de repenser la place de l’architecture dans un monde en mutation.
L’ouvrage Héritage et fermeture de Monnin, Landivar et Bonnet alimente cette réflexion en appelant à concevoir l’architecture autrement, en ne cherchant plus à créer mais à abandonner certaines constructions incompatibles avec les enjeux écologiques. Plusieurs exemples permettent d’affiner cette distinction : le LACMA de Peter Zumthor, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou encore le réaménagement minimaliste de la place Léon Aucoc par Lacaton et Vassal illustrent différentes formes de contestation de projets, mais ne relèvent pas du déprojet, qui implique un renoncement actif et une transformation volontaire.
L’analogie du coronographe aide à comprendre l’intérêt du déprojet en architecture. Tout comme cet instrument masque la lumière du soleil pour révéler des phénomènes invisibles, le déprojet met en évidence ce qui persiste lorsque l’on s’affranchit des images et des impératifs politiques du projet architectural. Il permet ainsi une lecture critique des infrastructures existantes et de leur pertinence face aux défis actuels.
Le déprojet s’inscrit aussi dans une réflexion plus large sur la technique et l’imaginaire social. Pierre Keil distingue trois types de techniques : productives (transformation de la matière), administratives (organisation collective) et subjectives (évolution des représentations). Le déprojet privilégie ces deux dernières, en modifiant notre façon de percevoir et d’organiser nos espaces. Cette approche rejoint la pensée de Cornelius Castoriadis, pour qui la technique est façonnée par un imaginaire social structurant nos besoins et nos actions. Si le projet architectural est une institution de cet imaginaire, le déprojet en devient un outil de destitution, remettant en cause la cosmologie moderne et l’idéal d’un progrès infini.
Lewis Mumford éclaire cette réflexion en montrant que les grandes infrastructures ne sont pas qu’un enjeu technique, mais une organisation politique s’apparentant aux « méga-machines » des civilisations anciennes. L’architecture contemporaine perpétue ce modèle en centralisant le pouvoir entre les mains d’un architecte et d’un commanditaire, imposant un ordre matériel et social. Le déprojet, en s’émancipant de cette logique, explore d’autres manières d’habiter et ouvre la voie à une réflexion cosmopolitique, questionnant le rôle de l’architecture dans la cohabitation entre mondes humains et non humains.
En définitive, le déprojet ne s’oppose pas au projet, mais le révèle sous un autre angle. Il invite à repenser l’architecture non plus comme une production continue, mais comme une discipline capable de se délier de certaines infrastructures pour répondre aux enjeux écologiques et sociaux actuels.
Siméon Gonnet
Il est diplômé de cette école depuis 2020. Il a enseigné dans le domaine d’études EVAN en mémoire et en séminaire. Il est à la fois praticien et architecte, travaillant au sein d’une société, tout en étant impliqué dans le milieu associatif, même si je n’aborderai pas cet aspect aujourd’hui. Il est également doctorant au laboratoire de l’OCS à Marne-la-Vallée, sous la direction de Paul Landauer et le co-encadrement de Stéphane Bonzani. Son projet de recherche porte sur la rédaction d’une histoire de la démolition, sujet qu’il développe dans son intervention.
Manque-t-il des termes pour répondre aux défis actuels ? Plutôt que de créer de nouveaux mots, l’idée a été explorée que l’on pourrait mieux s’appuyer sur l’existant. L’intervention s’est structurée en deux temps : d’abord une analyse critique du terme « déconstruction », puis une exploration étymologique et sémantique du mot « démolition ».
Le terme « déconstruction » est apparu officiellement en 2004 dans les dictionnaires, bien qu’il soit utilisé en urbanisme depuis bien plus longtemps. Il y a cependant une ambiguïté dans son emploi : alors qu’il désigne, dans sa définition moderne, un démantèlement sélectif visant à valoriser les matériaux, son usage philosophique initial renvoyait à une remise en question des discours. Son adoption dans le vocabulaire des élus et des entreprises de démolition a parfois vidé le mot de son sens, masquant le fait que les pratiques de destruction restent souvent inchangées. Conceptuellement, il pose aussi problème : alors que « destruction » est déjà l’antonyme naturel de « construction », pourquoi a-t-on ressenti le besoin de parler de « déconstruction » ? L’idée sous-jacente semble être celle d’un processus inversé de la construction, où un bâtiment pourrait être déconstruit pour retrouver son état initial et être réintégré dans un cycle de réemploi. Cette question rejoint celle du développement durable, qui conjugue paradoxalement les notions de croissance et de stabilité. Or, bien avant l’apparition de la nitroglycérine et des moteurs thermiques, la démolition était déjà une pratique où l’on triait et réutilisait les matériaux, comme en témoignent les chantiers haussmanniens.
Face à ces constats, faut-il abandonner la notion de « déconstruction » ou simplement mieux la définir ? Une autre approche serait de redonner du sens au mot « démolition ». L’intérêt de cette notion réside dans le lien entre architecture et effort physique : un bâtiment représente une accumulation de matière dont le déplacement est une contrainte fondamentale. L’étymologie du mot, dérivant du latin moles (masse), met en lumière cette relation entre poids, énergie et architecture. Ce lien entre la masse et la valeur se retrouve historiquement dans diverses cultures : les Romains réglementaient la démolition pour éviter la défiguration des villes, tandis que la pratique du spolia réintégrait des éléments architecturaux dans de nouvelles constructions. Chez les Yaps de Micronésie, la valeur d’une pierre-monument dépendait de l’effort nécessaire à son transport, une logique qui trouve un écho dans la symbolique biblique et même dans les comportements de certains primates utilisant des outils.
En définitive, la démolition ne devrait pas être perçue uniquement comme une destruction, mais comme une réinterprétation du projet architectural à travers la matière et l’énergie accumulée. Plutôt que d’inventer de nouveaux termes, il serait peut-être plus pertinent de redécouvrir la richesse des mots existants et de leur donner un sens renouvelé face aux enjeux contemporains.
Noël Picaper
Architecte praticien, Il est diplômé de l’ENSA Strasbourg depuis 2016 et dirige son atelier d’architecture à Paris Belleville. Il enseigne également en S3 et S8 ainsi que dans le champ STA à l’école d’architecture de Clermont-Ferrand. Cette année, il va entamer une recherche à la Villa Kujoyama à partir d’avril, portant sur la combustion et son rapport à l’architecture.
L’intervenant adopte une approche intuitive du sujet, s’éloignant d’une démarche strictement académique pour explorer les marges de la maîtrise d’œuvre traditionnelle. Son intervention s’articule autour de la notion de « déprojet », un terme qui suggère un envers du projet architectural classique, un miroir obscurci de ce qui était initialement prévu. Il s’appuie sur la pensée de Viollet-le-Duc pour affirmer que tout projet porte en lui le germe de son altération.
Ainsi, le « déprojet » se construit dans l’incertitude et dans l’étonnement face à ce qui surgit du réel, plutôt que dans une planification rigide. Dans une époque où l’architecture met l’accent sur des solutions pragmatiques – biosourcées, adaptables, maîtrisées –, il défend la réintégration du mystère et de l’étrange dans la conception. Noël souligne l’importance de concevoir des structures architecturales comme des espaces d’exploration et de renouvellement des rites. Ces derniers sont envisagés comme des passages, des mises en scène corporelles et symboliques permettant de canaliser les émotions et de renforcer les liens collectifs. Face aux crises environnementales et à l’érosion du rapport au mystère des lieux, il propose de réinventer les rituels comme un moyen de perturber les cadres établis et d’accueillir des éléments extérieurs inattendus. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas tant le rite lui-même que les conditions favorisant son émergence. C’est dans cette perspective il choisit d’explorer trois actes clés : la rencontre, le jeu et la mort, où le rite peut s’épanouir.
La rencontre, premier acte, est un moment d’éveil à ce qui nous entoure. Elle ne se planifie pas, elle survient dans un espace d’errance et de mystère. Il insiste sur l’importance de l’étonnement, qui donne à l’architecture une charge imprévisible et poétique. Ses structures, bien que composées d’éléments familiers (pignon, toit, ouverture), dégagent une étrangeté par leurs relations inattendues.
Le jeu, deuxième acte, découle de cette rencontre étrange. Il considère l’architecture comme un terrain d’expérimentation, un espace théâtral où les règles ne sont pas figées. À l’image du rite, le jeu engage pleinement ses participants, les reliant à un monde oscillant entre raison et imagination. Cette approche ludique permet de faire face à un monde incertain sans le figer dans un dogme.
Enfin, la mort, troisième acte, marque la fin du rituel et l’effacement de l’architecture elle-même. Il souligne que les rites sont puissants parce qu’ils sont temporaires. Leur disparition fait partie de leur force : ils transforment ceux qui y participent et se réinventent continuellement. Il rapproche cette dynamique de l’architecture éphémère, qui célèbre le temps et l’évanescence plutôt qu’une pérennité illusoire.
En définitive, son intervention invite à une approche sensible et ouverte du projet architectural, intégrant le mystère, l’altération et le rituel comme moteurs de création.